Lettre ouverte à nos amis exploitants

Patrice
Chagnard

Cinéaste

Les temps changent et nous devons changer nous aussi.

Changer, et pas seulement pour nous mettre au goût du jour, ou pour mieux nous adapter aux contraintes d'un environnement technique et économique en pleine mutation. Changer, au cœur de ce mouvement qui s'accélère, au cœur de la tourmente libérale qui menace de tout emporter, justement pour rester fidèles à ce que nous sommes vraiment.

Changer pour ne pas changer donc, pour mieux défendre ce qui nous tient à cœur depuis toujours, ce qui est notre vie même, l'existence sous des formes multiples, toujours singulières, souvent risquées, d'un cinéma d'auteur, d'un cinéma de création, libre et réellement indépendant. Un cinéma qui, certes, peut être - doit être ? - dérangeant, un cinéma que nous croyons nécessaire.

C'est le sens et la raison d'être de l'ACID depuis sa création en 1992. C'est surtout le sens de notre engagement et notre raison d'être en tant que cinéastes, en tant que créateurs de formes et raconteurs d'histoires.

Défendre ce cinéma-là n'a jamais été facile. Si nous étions restés seuls à le faire, il n'existerait plus, nous n'existerions plus.

Mais vous avez été à nos côtés dans ce combat depuis le début.

Car c'est une évidence : nos films resteraient invisibles si vous n'étiez pas là pour les montrer. Sans doute même cesserait-il, aujourd'hui, d'être possible de les faire. Et cela, pas seulement d'un point de vue économique – nous savons bien que les remontées d'exploitation ne comptent malheureusement guère dans l'économie de nos films – mais du point de vue du sens même de notre démarche qui est, lui, décisif.

Car nos films n'existent totalement que dans le regard des spectateurs auxquels ils s'adressent. Ils prennent sens et chair dans ce lien intime, à la fois secret et public, personnel et collectif, hors duquel ils sont en quelque sorte inachevés.

Notre travail n'est pas complet sans le vôtre.

Et notre combat est tout autant le vôtre.

Car comme en miroir, ce sont bien nos films qui d'une certaine façon et à leur tour justifient votre existence, votre propre travail, lui donnent sens et le nourrissent.

Car s'il ne s'agissait pour vous que de recueillir les miettes abandonnées par les circuits de la «grande» distribution et d'amener jusque dans les territoires les plus reculés, non encore «couverts» par ces circuits, les mêmes films qui tournent en boucle sur tous les écrans, nous ne donnerions pas cher de votre pérennité, ni de la nôtre. Tout cela, nous le savons les uns et les autres. Nous savons à quel point notre sort est lié. Mais il y a des moments où il importe de le rappeler, de se le redire et de le faire à partir d'un désir renouvelé et avec des mots nouveaux.

Avant de parler d'indépendance, et afin de pouvoir le faire en vérité, il convient de reconnaître avec clarté cette dépendance qui nous lie les uns aux autres dans un destin commun.

Cette fameuse indépendance que nous affirmons ensemble depuis tant d'années est aujourd'hui plus précieuse, plus nécessaire que jamais. Elle est aussi plus menacée. Elle doit être réinventée. Car elle a un nouveau prix et de nouvelles exigences.

Les questions se bousculent, petites ou grandes, politiques, matérielles, philosophiques ou financières... Pouvons-nous, cinéastes, soutenir aujourd'hui l'idée d'imposer aux grands circuits un quota de films dits « de la diversité » sans trahir d'une certaine façon cette chaîne de l'indépendance qui nous lie à vous depuis si longtemps?

Cela nous semble possible, à certaines conditions.

Devons–nous accepter que certains de nos films soient exposés de façon différente, comme vous nous le proposez de plus en plus souvent, lors de projections moins nombreuses, ou dans le cadre restreint d'évènements culturels ou de programmations thématiques ? Il nous faut en discuter ensemble.

Jusqu'où devons-nous alors accepter l'effort (que vous ne pouvez pas forcément mesurer) que représente le travail d'accompagnement systématique de nos films qui nous est demandé et dont vous semblez ignorer qu'il s'étend pour nous sur de longs mois, parfois sur des années, sans salaire ?

Que pouvons-nous exiger en contrepartie, en termes financiers mais aussi en termes de garanties qu'un travail suffisant aura été fait pour préparer notre venue ?

Il nous faut aussi en discuter ensemble.

Or ces questions, et bien d'autres, prennent un autre sens si l'on réalise ce qui est en train de changer.

Regardons un instant du côté des libraires. Il y a quelques années leur disparition paraissait inéluctable, dès lors que la vente des livres sur internet prenait l'ampleur que l'on sait. S'il ne s'était agi que de rivaliser sur un même terrain, celui de la quantité (plus de 80 000 livres sortent chaque année), celui des chiffres, la lutte par trop inégale eut été effectivement perdue d'avance et la librairie indépendante bel et bien condamnée.

Or ce qui est advenu est tout autre. Au lieu de baisser les bras, certains libraires se sont différenciés. Ils ont creusé l'écart avec la grande distribution en développant ce qu'internet notamment était bien incapable d'offrir : le contact direct avec un conseiller qualifié, un prescripteur éclairé et/ou passionné. Ils ont privilégié la proximité, l'échange, la rencontre, autour d'un livre ou d'un auteur. Ils ont revivifié un lien social ancien et ce faisant inventé un nouveau modèle qui est sans doute en train de les sauver du désastre annoncé.

Comparaison n'est pas raison et la salle de cinéma n'est pas une librairie. Mais il y a dans ce retournement inespéré de l'histoire de quoi nous inspirer.

D'abord cette idée, plutôt joyeuse, qu'aucune bataille, surtout lorsqu'elle met en jeu des œuvres de l'esprit, n'est tout à fait perdue d'avance, et cela quelle que soit l'inégalité apparente des forces en présence. Et puis il y a, à contre courant des règles du marché, cette mise en avant du choix, de l'engagement personnel qui est très exactement ce que nous attendons, ce que nous espérons de vous. Parce que nous avons besoin d'être désirés en tant qu'auteurs, besoin que nos films soient choisis. Parce que nous pensons par ailleurs que seul un tel engagement de «celui qui montre» est réellement prescripteur pour les spectateurs. Et qu'à la longue un engagement de cette nature est capable de créer un lieu vivant et de fédérer, de fidéliser, un public autour de nos films. Même en ces temps difficiles, nous avons au quotidien pléthore d'exemples encourageants.

Il y a enfin dans ce mouvement des libraires l'idée, décisive à nos yeux, de lien social, qui n'est possible que dans un lieu social, un lieu concret. Et pour nous cinéastes indépendants la salle, en dehors des grands circuits de distribution, est le lieu par excellence du lien que nous espérons créer.

C'est toute la question de la rencontre vécue entre un film et son public, qui n'est rendue possible, que parce que tout le reste aura été respecté, qui est en quelque sorte l'aboutissement de cette chaîne de l'indépendance dont nous sommes, vous et nous, membres solidaires et dont nous sommes les uns et les autres solidairement les garants.



Mai 2016

Patrice Chagnard

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Cinéaste


Publié le mardi 17 octobre 2017

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